J'ai participé à divers débats sur LinkedIn autour de la notion de « quantification de la complexité ». Sur ces forums, certains prétendent que la complexité non seulement peut être quantifiée, mais qu’elle doit l’être.
Seule une telle démarche serait rigoureuse et scientifique et serait la base indispensable de toute prise de décision sérieuse. Tout argument ne renforçant pas cette vision est systématiquement qualifié de fantaisiste (« pop science ») et non seulement rejeté, mais dénigré dans un souffle de raillement dont se fait l’écho une communauté de convaincus. Les lecteurs de ce blog n’auront pas de peine à comprendre que je ne peux adhérer à de telles croyances, ni sur le fond, ni sur la forme, car elles sont potentiellement dangereuses et peuvent nourrir un management toxique, déshumanisé. Néanmoins, cela soulève quelques questions fort intéressantes pour lesquelles j’esquisse ici quelques pistes de réflexions :
Qu’est-ce qu’un chiffre, une donnée, une mesure ?
Quelle information colporte-t-il, ou non ?
A quoi bon un chiffre, que va-t-on en faire ?
S’il y a des chiffres disponibles, comment les utiliser intelligemment ?
Comment agir en l’absence de données chiffrées ?
La première partie de ce billet met en exergue les limitations et pièges de la mise en chiffres. La seconde partie, à paraître, présentera comment utiliser les chiffres ou comment faire en l’absence de chiffres utilisables.
Qu’est-ce qu’un chiffre?
J’ai choisi d’utiliser ici le mot « chiffre » (j’avoue, j’ai cherché un titre un peu accrocheur), alors que j’entends toute donnée exprimée sous forme de nombre. La lecture du billet de Antonius Elawitachya donne quelques définitions de termes intéressantes.
La carte n’est pas le territoire
« Nous ne voyons pas le monde avec nos yeux, nous le voyons avec nos concepts » (Albert Jacquard)
« Nous ne décrivons pas le monde que nous voyons, nous voyons le monde que nous pouvons décrire » (René Descartes)
Parmi de nombreuses citations à ce sujet, un proverbe zen dit « Lorsque le sage montre la lune du doigt, le fou regarde le doigt » (métaphore présentée par Myrko dans un billet). Malheureusement, nous aussi aimons regarder le doigt, et d’autant plus intensément que le doigt pointe sur une lune invisible. A tel point que nous en venons à croire que l’objet de notre observation devrait être le doigt. C’est souvent ce qui arrive avec les chiffres : montrez-moi un doigt, n’importe lequel, pourvu qu’un doigt pointeur soit là pour me rassurer. Et nous oublions que le pointeur n’est pas la cible, la carte n’est pas le territoire.
Le déni d’ignorance
Tout chiffre, toute donnée, toute mesure n’est que le fruit d’une perception, par un humain ou une machine. La mesure est donc par définition limitée à ce que l’humain ou la machine peut percevoir : si vous mesurez la température de la mer, même avec grande précision, cela ne vous indiquera pas le nombre de poissons. Et c’est le problème que me pose une démarche cherchant à quantifier la complexité et qui prétend être complète et aboutie : en effet, le savoir est une exception, l’ignorance la règle (voir un précédent billet). Vouloir exprimer un état quelconque sur la base d’un nombre est ok, pour autant que l’on reste conscient que le nombre représente uniquement ce qui a été observé, dans les conditions spécifiques à cette observation, avec l’incertitude sur ce qui n’a pas été observé et qui pourrait être tout de même significatif (sur la notion d’incertitude, je renvoie à ce billet, en allemand).
Un chiffre, c’est rassurant...
Dans son récent livre « Uncertainty »[1], Jonathan Fields présente le peu connu paradoxe d’Ellsberg. Lorsque l’on demande à une personne de faire un choix parmi deux options dont seule l'une est chiffrée, la grande majorité préférera se décider en faveur de celle qui comporte une information chiffrée, même si le chiffre n’est nullement pertinent pour le choix. Ce comportement, d’autant plus renforcé si la personne qui fait le choix se sent observée – ce qui est souvent le cas des politiques et des managers – s’explique par le besoin de pouvoir communiquer et justifier le choix, ce qui est plus simple et confortable avec un chiffre que de devoir assumer un vague « je l’ai senti ainsi » ou « j’ai eu l’impression que c’est ce qu’il fallait faire »…
Comme nous l’avons vu dans un précédent billet, « savoir » est une sensation agréable. Avoir un chiffre sous la main donne l’impression de savoir est donne l’illusion d’être donc savant, compétent – tout le contraire d’ignorant, ou pire ignare. C’est tellement plus agréable à vivre que de se sentir mal, anxieux face à l’incertitude, surtout si vous êtes dans une position où l’on vous demande des comptes(on appréciera au passage la vérité de cette expression courante…)
Prise de décision rationnelle : un mythe qui n’a que trop perduré
Peter Drucker, à qui on ne peut guère faire le reproche d’être un farfelu en management, a un regard critique envers les faits. Et il suffit de ne serait-ce que lire les titres des articles présentés ici pour en venir à l’évidence que la décision rationnelle est un mythe malsain.
Alors, faut-il jeter les chiffres? Lisez la suite ici!
Pour en savoir plus:
Fields, J., 2011. Uncertainty : turning fear and doubt into fuel for brilliance, New York: Portfolio/Penguin.
Stacey Barr, Reasons to stop measuring
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