"Tuer ou désobéir"
- Philippe Vallat
- il y a 1 jour
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 22 heures
Voilà un titre qui perturbe. Si, comme moi, vous avez un parcours en lien avec les métiers des armes, c’est probablement une question qui vous aura maintes fois trotté dans la tête.
Sinon, c’est une belle métaphore pour exprimer un dilemme philosophique.
Mon impression
Je l’ai lu d’une traite.
Parce que c’est poignant d’authenticité.
Parce que cela résonne avec mon propre vécu d’ancien colonel de milice de l’armée suisse, avec deux missions de maintien de la paix (non-armé) dans des zones de guerre ou de post-guerre, pas très stables par définition.
Et parce que, ma foi, c’est très bien écrit.
Et source de riches réflexions et enseignements.
Le contexte
Le Colonel Eric Burgaud était en 2005 parmi les soldats français du 13ème Bataillon de Chasseurs Alpins présents en Côte d'Ivoire dans le cadre de l'opération Licorne, une opération de maintien de la paix de l’ONU sous commandement français.
La région est alors contrôlée par les rebelles, une véritable zone de non-droit dans laquelle sévissent des « coupeurs de route » commettant en toute impunité diverses exactions violentes.
Les faits
En 2012, la Cour d’Assises de Paris a jugé et condamné plusieurs militaires français, dont le Colonel Burgaud, pour meurtre et complicité de meurtre d’un coupeur de route notoire, Firmin Mahé. Alors que cet assassin est blessé puis arrêté par les Français, un ordre aurait été transmis de faire en sorte qu’il ne survive pas à son transport. Il sera finalement étouffé par les militaires.
C’était la première fois que les faits étaient jugés non pas par un tribunal militaire, mais par un tribunal de droit commun.
Le Colonel Burgaud raconte d’abord les enjeux de cette mission de maintien de la paix dans une zone difficile, avec un mandat politique flou. Il se penche également sur la question de savoir comment un tribunal civil pourrait-il bien comprendre la complexité d’un tel engagement militaire.
L’histoire personnelle
Le fil rouge du livre est donné par la narration des neufs jours d’audience, laquelle se lit tel un roman policier.
Plus intéressant encore est l’autre fil rouge que constitue le témoignage du cheminement intérieur du Colonel Burgaud : ses doutes, ses craintes, ses réflexions, ses valeurs, sa posture d’officier. Le sentiment d’impuissance et de colère, partagé avec ses camarades, à arrêter des « méchants » pour les voir être relâchés dès le lendemain et reprendre leurs exactions de plus belle. Les tensions entre sentiment d’injustice et responsabilité, entre devoir moral et obéissance.
Puis vient ce point de bascule, où après avoir contesté avoir donné cet ordre illégal, car il n’en était pas l’auteur, il admet l’avoir transmis et en « assumer l’entière responsabilité ». Ce qui lui permet de retrouver sa droiture, sublimant ce sentiment d’injustice face au déni de son supérieur de l’époque.
Que peut-on en apprendre ?
Ce champ de tension entre faire ce qui est permis et faire ce qui est juste est magnifiquement illustré par les propos tenus par le Général Alziari de Malaussène lors de son audition au tribunal. S’appuyant sur les écrits du pape Benoit XVI, il décrit les deux sortes de droit : le droit dit casuistique et le droit apodictique.
Le droit casuistique fournit des normes pour régler des questions juridiques tout à fait concrètes (…). Ces normes juridiques constituent un droit qui s’est développé à partir de la pratique et qui se réfère à cette dernière, servant à la construction d’un ordre social réaliste, concret, environné historiquement et culturellement. Ce droit est susceptible d’évoluer, d’être critiqué ou corrigé.
Le droit apodictique est édicté au nom de Dieu lui-même. Il ne fait pas mention de sanctions (…). Les dispositions du droit apodictique apparaissent comme des métanormes. Elles représentent une instance critique en regard des règles du droit casuistique. Le premier relèverait de principes immuables et supérieurs. Le seconde de règles humaines, changeantes, dépendantes des structures sociales auxquelles elles s’appliquent. Le premier ferait appel au cœur ; le second à la raison. Le droit apodictique est celui qui dicte de protéger les plus humbles contre ceux qui les accablent.
Pour les personnes à qui une histoire militaire ne parle guère, ou au mieux comme métaphore, nous pourrions évoquer alors la notion de courage moral présentée par Jean-François Bertholet :
« Le courage constitue une véritable force morale, car il consiste souvent à s’élever contre un courant de pensée dominant ou contre une pratique discutable défendue par un groupe. Or, cette prise de position s’accompagne nécessairement de conséquences pour la personne qui l’affirme : elle s’expose en effet à du rejet, à de la vengeance ou à de la résistance ».
Une véritable décision est toujours prise dans l’incertitude : elle permet de résoudre un champ de tension, lequel peut être d’une intensité variable en fonction des enjeux.
De telles situations décisionnelles nous mettent face à de cruels dilemmes.
Comme le dit Hélie de Saint Marc, un « officier au grand cœur » :
« Les militaires n’ont pas le luxe de choisir entre le Bien ou le Mal. Leur choix s’opère souvent entre le mal et le pire ».
Pas besoin d’être militaire : chacun de nous peut se trouver face à un tel dilemme.
Et vous ?
Et vous, que feriez-vous dans une telle situation où votre responsabilité serait engagée ? Ecouter votre cœur ou votre raison ?
Pour approfondir la question, je vous invite à faire les exercices de pensée proposés par Julien Lecomte : « Dilemmes moraux et expériences de pensée en philosophie morale : tueriez-vous un homme pour en sauver cinq ? »
Référence:
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